Les Poux 
    Je m'y attendais. Il a fait tomber son litre du banc. Et d'un segment de quai jonché de fragments de verre ! Et d'un banc de métro inutilisable pour la journée !
    Point positif : ça l'a réveillé. Nous allons peut-être nous déplacer ? Car cette station est vraiment trop sinistre. Quelle heure est-il ? Onze heure peut-être, ou midi. Mais Michel a l'engourdissement si facile...
    Une rame s'annonce. C'est bon. Il a le temps de réunir ses deux sacs, le pochon plastique où il renferme son sac de couchage, et le rouge avec ses autres affaires. Nous entrons. Je m'installe le plus loin possible. Ce n'est pas qu'il me fasse honte — plus grand chose ne m'importe — mais j'aime tout autant me délivrer du regard des gens, regard de pitié (oh le pauvre... avoir échoué près d'une telle ordure...).
    L'ordure se trouve un strapontin. Il est allé loger son encombrant cadavre près d'un petit monsieur. Un petit monsieur avec une barbichette et un duffle-coat rouge et noir. Celui-ci ne bronche pas. Il a pourtant un long nez. Dans une telle situation, la plupart des gens se trouvent une autre place ou se mettent debout. Les plus délicats font mine d'avoir à descendre à la prochaine, où ils sautent dans une rame voisine. Mais le petit monsieur barbichu fait comme si de rien n'était — enfin, il se pousse quand même à la limite de son strapontin, pour laisser à l'encombrant cadavre l'espace nécessaire à son faisandage. Hé, le monsieur, tu as remarqué le citoyen d'à-côté ? Tu te laveras les cheveux ce soir ?
    Un humaniste, peut-être.
    (Mais tout à coup il semble qu'ils se ressemblent. Le cadre barbichu et le cadavre clochard. Le clochard est plus épais, plus sale bien sûr, mais ils pourraient être frères ? Et si on laissait ce barbichu seul une nuit sur le trottoir de Stalingrad, sans logement et sans amis, enfin surtout au sortir d'une enfance ratée ?)

    Michel, lui, j'en suis certain, n'a même pas remarqué le petit monsieur. Déjà moi : sait-il encore que je l'accompagne, jour et nuit ? Que je l'attends à chacune de ses sorties du Centre, le Centre où on ne me laisse jamais entrer ?
    Michel parle seul et c'est pour s'apitoyer sur la misère du monde. Les paroles, je n'ai plus besoin de les écouter, elles évoluent sans doute, petit à petit. C'était à peu près les mêmes déjà quand je l'ai rencontré. Sinon qu'à l'époque le discours était plus complexe, étayé. Aujourd'hui, il s'est réduit à deux ou trois phrases, marmonnées de plus en plus bas.
    Quelquefois je rêve qu'il acquiert soudain... pourquoi pas... ma vision. Qu'il s'en rend compte, de l'effet de dégoût qu'il provoque par son enfermement dans la crasse. Cela semble si simple. De charger sa vie sur ses épaules et de l'habiller proprement, de la faire sourire.
    Cela semble si simple. J'attends encore que cette idée germe dans la pauvre cervelle. J'attendrai toujours, sans aucun espoir. Des choses arrivent parfois sans espoir.

    Enfin, pour ma part, je suis tranquille dans mon coin, personne ne s'occupe de moi. Ah si : le monsieur à barbiche. Il a remarqué que j'accompagnais l'énergumène. Eh oui, mon gars, c'est bien malheureux mais c'est comme ça. Quatre ans qu'on fait la misère ensemble. Et je crois que je suivrai son enterrement... Encore quelques années...

    Mais voilà un Tragédien qui rentre. Celui-là, je connais déjà son numéro par coeur. Et ce que la quête va lui rapporter (de quoi continuer). « Mesdames, Messieurs, je m'appelle B...Bernard et j'ai V...28 ans. Je m'excuse de vous déranger pendant vos heures de transport, mais je suis à la rue, avec mes d...deux petites filles, Tat...tiana et Sandrine. Respec...tivement 3 et 5 ans... »
    Non mais : t'as seulement examiné ton assistance ? T'as vu, qui c'est qui se morfond dans ce coin ? Lui n'a jamais demandé la moindre pièce. Lui n'a jamais expliqué son cas.
    « Je sais que les temps sont durs pour vous aussi, Mesdames et Messieurs, mais il s'agit pour nous de rester propre, de manger et de dormir dans un endroit c...convenable. De donner enfin, une image humaine de notre corps, et une image propre de votre ville. Aussi, si l'un de vous avait la gentillesse et l'amabilité de me faire don d'une petite pièce, ou d'un ticket-restaurant, ou même d'un travail honnête... »
    Il y en a qui donnent. Bien que la plupart de ces spectateurs touchés par l'Art se doutent qu'en coulisse le Tragédien enlève son masque morbide, le temps de s'en griller une... à l'entracte... rejoindre les collègues et discuter. Humer l'air des souterrains et y trouver de la poésie peut-être. Et se moquer des assis, des travailleurs, des bonnes gens idiotes qui ont fait leur bonne action.

    À Michel, si on donne, c'est bien sûr sans qu'il demande, et peu souvent. Le petit monsieur va-t-il donner ? Je parie que non... Eh : il ne donne pas. Quatre ans de métro, on devient psychologue. Quatre ans avec cette épave contemplative de ses mains sales, j'y suis même devenu philosophe.
    Tenez, je devine qu'il va s'endormir avant Montparnasse. Ainsi, on dépassera le terminus, on échouera au dépôt de fin de ligne, là où se reposent rames de Métro z-et conducteurs. Le chef de gare là-bas est sympathique. Il nous paie un café au distributeur. Enfin, le café c'est seulement pour Michel. Mais il m'aime bien aussi. Nous avons fait deux fois l'aller-retour Porte de la Chapelle - Mairie d'Issy, un jour où Michel avait vraiment trop bu. C'est ce jour-là que nous avons fait connaissance.
    ... Raté. Il se réveille et sera prêt avant la gare. On est bon pour un après-midi de salle d'attente. Avec les autres clochards qui se moquent de nous. Et le souvenir de toutes les anciennes farces qu'ils nous ont faites. Car sur l'échelle de l'humiliation, Michel est vraiment au plus bas. Ou moi ?
    Je peux encore compter sur la chance qu'il n'ait pas le temps de réunir les deux sacs. Ou qu'il essaie de sortir par l'autre porte (mais cela, il ne l'a encore jamais fait).
    Non.
    Je n'ai plus qu'à suivre.

    On peut se demander comment je fais pour retarder ma propre déchéance. Ou peut-être, sans m'en rendre compte, suis-je sur le point de l'atteindre ? Peut-être, plutôt, faut-il généraliser cette loi de la zoologie (mais peut-être que je l'invente ? que j'ai en effet dépassée ma déchéance) cette loi de la vie des bêtes : les poux de l'homme ne se communiquent pas au chien.
Mise en ligne : mardi 15 janvier 2008, 22:41
Classé dans : Causeries  |  1994

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